Solidarité

L’empreinte indélébile des Invisibles

20 janvier 2020

 

Pas si souvent qu’un film marque nos esprits embrumés et sursollicités. 

Pas si souvent que lors d’une projection, on peut rire, pleurer, s’indigner, s’émouvoir, se révolter, positiver…et avoir envie de s’engager.

Pas si souvent qu’une œuvre cinématographique reste en salle pendant la durée maximale d’exploitation autorisée.

Pas si souvent, qu’un an après, l’aventure semble ne faire que commencer….

Et pourtant, le film Les Invisibles l’a fait. Nous voilà un peu plus d’un an après la sortie de ce film de Louis-Julien Petit.

Alors que sa présence se murmure lors d’une certaine soirée qui mettra le cinéma français à l’honneur le 28 février prochain, le réalisateur du film qui a fait sortir de l’ombre la cause des femmes dans la rue, s’est confié à moi.

Entretien exclusif ? C’est par là !! (Entretien réalisé le 6 janvier 2020)

Louis-Julien Petit au milieu des Invisibles…© Apollo Films

1 – Le film « Les Invisibles » est sorti le 9 janvier 2019. 1 an et 1,4 millions d’entrées plus tard, quel bilan faites-vous de cette expérience ?

​Ce film ne m’a pas quitté. J’ai fait le tour du monde avec ! Pas moins de 25 pays,  du Japon à la Colombie, en passant par l’Espagne ou l’Italie etc. Il a eu beaucoup d’impact dans la société civile. J’en suis fier. Pour info, Les Invisibles  a été adapté d’un documentaire de Claire Lajeunie qui avait passé 6 mois dans la rue. Là, elle vient de me montrer son nouveau documentaire, sur la Halte Femmes rénovée avec l’aide du budget participatif de la mairie de Paris (Collations, douches, suivi socio-éducatif et médical mais aussi ateliers divers tels que maquillage ou informatique, chaque jour « La Halte » propose un accueil polyvalent aux femmes en situation de précarité, ndlr)

J’ai été très ému de voir que toutes ces femmes étaient enfin un peu plus encadrées. Alors bien sûr, ça n’est pas QUE le film qui a fait ça, mais il a apporté une contribution. C’est sûr ! Mais j’ai un sentiment assez ambivalent à propos de tout ça.

  • D’un côté, je suis extrêmement fier de voir naître ces centres et du parcours fait par le film. Le film a été énormément montré dans des centres d’accueil, des institutions, des centres de sans-abris, auprès de milliardaires, des prisons, des écoles, des lycées, des écoles de commerce. Il a trouvé son public…largement !
  • Mais plus intimement, quand je sors de chez moi et que je vois encore des gens dans la rue (j’ai été obnubilé par leur présence pendant plusieurs années) je vois bien que les solutions ne sont pas encore toutes là et qu’il reste énormément de choses à faire ! C’est un sujet en tant que citoyen qui ne m’a pas quitté, contrairement à mes autres films. J’écris mon prochain film actuellement et  Les Invisibles sont encore avec moi ! Elles font partie de mon quotidien​.

2 – Quels est la part de militantisme ou d’engagement dans vos films ?

C’est simple. Ils sont dans TOUS mes films ! (rires) Encore une fois, c’est une petite goutte d’eau mais qui a porté ses fruits dans plein d’associations !  Et pendant ce temps là, le Tampax qui fait des maraudes,  Les femmes invisibles à Montpellier. Plusieurs petits fiefs ont pris le flambeau. C’est un peu comme si c’était un grand marathon (rires) ; le film a donné le flambeau à d’autres travailleurs sociaux, à d’autres bénévoles qui ont su s’engager encore plus et je dois avouer que c’est assez chouette.

3 – Le cinéma, « art d’éveiller les consciences » ?

Je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul cinéaste à mesurer la chance qu’on a de pouvoir faire des films, d’abord, et à réaliser que le « sens » de faire des films devait être plus qu’une obligation mais un devoir ! Peu importe le genre, le sujet !  J’ai toujours en tête que la société civile va peut-être chercher des solutions dans ces films ! D’autres films comme Au nom de la terre , ou Grâce à Dieu ont joué ce rôle-là ! Il y en a de plus en plus avec des sujets, forts, durs, qui répondent à une société en mal de réponses.

4 – Ca vous inspire pour la suite de votre travail ?

Ce bilan me donne une envie folle dans mes prochains films de continuer à travailler ça, le « sens » du sujet ! On peut divertir tout en se reconnaissant. C’est flippant de faire un film qui a eu un écho comme celui ci. Flippant pour la suite je veux dire ! (rires) Il faut faire aussi bien, il faut faire différent …Mais bon.. je relativise. J’ai une chance folle de faire des films. Je ne me rends pas compte d’à quel point on touche les gens. Et puis, ça a permis aux spectateurs de voir mes autres films comme Carole Matthieu. J’ai eu beaucoup de jolis mots, beaucoup de soutien, mais pour rester les pieds sur terre, il faut s’isoler, rester concentré. C’est pas facile de rester face à soi mais à vrai dire, je ne sais pas faire d’autres films malheureusement. (rires)

5 – Comme héritage « palpable » et « tangible » de vos « Invisibles », il y a eu la création d’un label cinéma « Invisibles », ces places de cinéma solidaires…Vous pouvez nous en dire quelques mots ?

​Alors là, c’est une des choses dont je suis le plus fier ! (rires) Nous sommes actuellement en discussion avec le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée, ndlr). Quand j’y repense, il y a eu tellement de conséquences à ce film !

Donc…on a effectivement créé le « LABEL INVISIBLES »

L’objectif : recréer du lien entre les précaires/la précarité et le cinéma. Ma sœur a 3 enfants, elle est mère célibataire, elle ne peut pas aller au cinéma ! Ca coûte trop cher ! La création de ce label, c’est un peu comme rendre le succès du film à son sujet.

Le principe : on laisse à la proposition des exploitants de salles le moyen de faire, à la manière du café suspendu, l’arrondi au dessus. En gros, vous payez en moyenne votre ticket 7,60€ ? Et bien vous pouvez laisser 40 centimes en plus, ou plus bien sûr ! Ce que vous voulez ! (rires) Ca va dans une caisse communautaire et à la fin de chaque mois, des tickets de cinéma sont libérés pour une association à proximité de la salle (Associations d’aides aux femmes seules, aux jeunes en difficulté, aux personnes en situation de handicap etc). C’est hyper important de libérer des tickets parce que (c’est pour caricaturer un peu)…mais c’est pas parce qu’on est handicapé, qu’on veut aller voir Intouchables à 9h du matin ! On a aussi envie d’aller voir d’autres films, de choisir sa séance, à n’importe quel moment de la journée !

Les bienfaits : Ca permet de recréer du lien comme j’ai dit, mais je vais aller plus loin, ça recrée de la confiance en soi ! Je m’explique…Le premier média, le média le plus fort qui fait écho dans la société pour faire la promotion d’un film, c’est le bouche à oreille ! A un dîner « Alors, t’as vu ce film, t’en as pensé quoi ? ». Et hop ! Ca fait écho auprès de 3 ou 4 personnes, et puis d’autres. Pourquoi les précaires n’auraient pas lien et lieu d’avoir cette discussion ? C’est très important pour moi.

Donc on a eu une discussion avec François Clerc (le président d ‘Apollo Films, notre distributeur), Liza Benguigui (ma productrice), et le président du CNC, Dominique Boutonnat, pour mettre ça en œuvre en 2020. On l’a déjà mis en œuvre en 2019  mais là on encore monté une petite marche.

Les prochaines étapes : J’aimerais que ce soit nationalisé, que ça soit presque obligatoire et surtout que les multiplexes le prennent ! Pour l’instant, il n’a que quelques cinémas indépendants. Pour être très concret, on est en lien avec le logiciel de carte bleue qui étudie la faisabilité technique pour faire comme les Franprix avec la Croix-Rouge française (ou Sephora avec Toutes à l’école, ndlr)

6 – Quel premier bilan dressez-vous de ce label ?

Le premier cinéma a inauguré ce label en avril 2019 à Hénin-Beaumont, lors de la dernière projection avec les actrices. Le lendemain, on sortait en DVD, VOD. C’était un moment très fort. Vous savez qu’avec la chronologie des médias, un film peut rester 4 mois maximum en salle. Nous, on est resté en salle 4 mois plein ! Donc c’est ce soir là qu’on a expliqué aux gens et à la presse ce qu’était le Label des Invisibles  En une soirée, on a récolté de quoi mettre de côté 35 à 40 tickets qui ont pu être « libérés » à la fin du mois. Et pour marquer le coup, on a fait le lien avec l’association l’Envol (présente dans le film), association pour jeunes en difficulté scolaire et familiale, qu’on réinsère par l’art.

Le Cinéville, à Hénin-Beaumont, a été le premier multiplexe en France à lancer le ticket de cinéma solidaire proposé par Les Invisibles. © VOIX DU NORD/MAXPPP

Puis ça s’est répandu…dans une soixantaine de cinémas.

Aujourd’hui, Apollo Films est en discussion avec les multiplexes CGR (qui s’est engagé à le faire). Le seul point c’est « comment faire techniquement ? » donc c’est en cours…

Et puis il y a des rendez-vous forts à venir comme chaque année : la French convention fin janvier avec les distributeurs et le Congrès des Exploitants en septembre, fait pour informer tous les acteurs du marché. J’espère qu’on aura des choses à dire…Enfin…quand je dis « on », je tiens à préciser…Certes, c’est moi qui ai été à l’initiative de ce label, mais ensuite, c’est parti à la production puis à la distribution, puis au CNC ! Donc personnellement, je ne me fais plus un cheval de bataille. Ca n’est plus entre mes mains.​ Je n’ai pas du tout envie de prendre la fierté, ou les louanges de ce projet alors qu’on est plusieurs ! Ca devrait être normal en fait ! Et finalement…je suis tout petit dans cette machine…

7 – Quel rêve formulez-vous pour ce label ?

Mon rêve ? C’est d’amener ma fille au cinéma dans 10 ans, et qu’elle voit dans un cinéma quel qu’il soit, « Ici, nous soutenons le Label des Invisibles agréée par le CNC. Ca voudrait dire que ce cinéma, multiplexe ou pas, peut proposer un arrondi au-dessus pour les personnes qui ne peuvent pas aller au cinéma. Voilà, c’est ça mon rêve. (rires)

8 – Pour revenir au film, avez-vous une anecdote au cours de cette aventure, qui vous a particulièrement touché ?

​Il y en a eu tellement ! Dernièrement, je dirais…la Mobil’douche :  à Berlin. En octobre dernier, on était en tournée en Allemagne avec Adolpha Van Meerhaegue (une des actrices du film, qui joue le rôle de Chantal, ndlr) qui n’avait jamais pris l’avion. Elle a été accueillie là-bas comme une star ! Elle n’avait quasiment jamais quitté Lille Sud, elle ne me croyait pas quand je lui disais que le film marchait, que ça sortait à l’étranger, tout ça ! En plus, il y a un documentaire sur elle qui est en train de se faire… et donc devant le cinéma, son nom était inscrit en grand ! Faut quand même savoir que deux jours avant nous, il y avait Joaquin Phoenix avec Joker ! Donc de voir notre film projeté dans cette immense salle à Berlin (quasiment toutes les avant-premières se font là-bas), et de voir le nom d’Adolpha marqué en gros, j’étais tellement ému ! Voir cette petite femme de 72 ans qui a vécu une vie, comme elle le dit elle-même, vie « tartine de merde »… voir son nom sur l’affiche, en grand en gros, comme une star américaine, avec des gens qui lui demandaient des autographes dans tous les sens. C’était dingue ! J’ai été hyper ému de cette image là. Par ailleurs, elle a reçu énormément de fleurs​ (comme on donne traditionnellement aux actrices aux avant-premières). Il y avait une Mobil’douche juste devant le cinéma. Vous savez, ce principe qui a été créé à Paris, de camion qui se balade dans Paris pour que les femmes puissent prendre leur douche et être protégées. Les Allemands ont entendu parler de ça et ils l’ont fait. Ils ont mis le Mobil’douche devant cette salle et Adolpha est allée donner tous ses bouquets de roses à la petite jeune qui tenait le camion. Parce que, vous savez,  quand on a connu la rue, on a toujours une attention pour les précaires…

Ladies & Gentlemen…Madame Adolpha Van Meerhaegue ! © Bruno Descamps-MEL

9 – Le film a déjà connu une carrière internationale et j’ai ouï dire qu’un remake était envisagé ? Vous pouvez nous en dire un peu plus ?

​(rires) Oui effectivement. La CAA (Creative Artists Agency – entreprise créée en 1975 qui représente les intérêts d’acteurs auprès de sociétés de production artistique, ndlr), la plus grosse agence d’agents aux USA, a pris les droits. Elle a fait lire le scénario à plusieurs femmes productrices, actrices. Je ne peux pas dire qui sait (rires) mais bon… c’est un peu à l’américaine vous savez ? On le saura quand ça se fera. Un peu comme pour Intouchables, ou La Famille Bélier. Ils l’ont su au dernier moment.

Pour ce qui est de la carrière dans le monde. Je dirais qu’il est sorti dans un peu plus de 25 pays. Tenez, dans une semaine, par exemple, on sera en Autriche puis en Hongrie. J’espère qu’il va sortir au Japon, c’est en bonne voie… et plus globalement dans tout le territoire asiatique.  En gros, il nous manque l’Asie et l’Australie.

10 – 5 mots/valeurs qui motivent votre travail ?

Ce qui me drive ? Ah et bien, c’est très simple ! (rires) C’est l’humain, l’amour, l’humour !

Mais je rajouterais deux autres mots…C’est François Truffaut qui a dit ça à Isabelle Adjani qui, elle même, me l’a redit : « Au cinéma, on y va, soit pour se divertir, soit pour se reconnaître ». Alors moi,  j’ai rétorqué à Isabelle que si j’avais eu François Truffaut en face de moi,  je lui aurais répondu :

« Eh bien non, je veux faire les deux ! » (rires) J’ai besoin de rire, d’être ému, de me reconnaître dans des situations, de tout en fait !

Et enfin, la résistance moderne marque souvent mes oeuvres. Je fais des films sur les combattants, avec plus ou​ moins de désobéissance civile.

 Le personnage de Corinne Masiero rend avec douceur, un peu de visibilité aux « Invisibles »…© JC Lother

10 – Gaspillage alimentaire, burn-out, femmes à la rue…quelle est la prochaine cause pour laquelle vous allez passer derrière la caméra ?

​(Rires) Ah ah…Je ne le dis pas pour la bonne et simple raison (et vous ne pouvez pas me contredire) que toutes les grandes annonces ont fait des gros échecs. Plus on a parlé d’un film, qu’on a annoncé son projet, plus il y a eu d’attentes, et plus il y a eu de grosses déceptions. Donc moi je préfère les bonnes surprises aux effets d’annonce.

Mais bon, je vous rassure, ça parlera forcément d’une injustice de société, et ça sera évidemment traité à la manière de la comédie dramatique (rires).  Parce qu’il me faut tout ça…mais pour l’instant, ça reste encore sur mon ordinateur. Même ma production n’est pas au courant ! (rires)

C’est un sujet que j’avais déjà en tête, qui est arrivé à moi par plusieurs biais. J’ai commencé concrètement à y travailler en février/mars l’année dernière. J’espère que le tournage pourra débuter en fin d’année.

11 – Le mot de la fin ?

Ce film a été porté (et continue) longtemps après sa sortie. Ca a été passionnant mais très chronophage ! On a dit aux actrices de lever un peu le pied. Elle sont vraiment sur sollicitées. Aujourd’hui encore, on reçoit deux à trois demandes par jour dans le monde ! Et on ne peut pas toujours tout assurer.

On peut vraiment parler d’un « petit phénomène ». Ce film a marqué. Tout le monde me parle des César. Moi, évidemment, je reste très très prudent, parce qu’il y a eu tellement de bons films cette année ! D’habitude ce sont, certes, des « bons » films, mais que je n’aime pas forcément. Mais là, le pire c’est que je les aime beaucoup ! (rires) Les votes ont eu lieu. L’annonce sera faite le 28 janvier. « Inch’allah » (rires) 

Sur les traces des « Invisibles » de Louis-Julien Petit…l’aventure ne fait que commencer © JC Lother

Il était une fois… 2019